Jean-Jacques Delorme-Hoffmann, « enfant de Boche »

Jean-Jacques Delorme-Hoffmann a fondé en 2005 l’association franco-allemande Cœurs sans frontières (Herzen ohne Grenzen). Au soir de sa vie, cet « enfant de Boche » s’est fixé l’objectif d’aider les « enfants de la guerre » à retrouver leur ascendance paternelle.

Or, la tâche est terriblement compliquée, administrativement et psychologiquement, pour ces victimes « amputées », obligées de rouvrir les plaies du passé dans leur quête d’identité.

La « Tondue de Chartres » photographiée par Robert Capa est l’occasion pour Jean-Jacques Delorme-Hoffmann d’exprimer la souffrance inextinguible endurée par ses pairs et leurs mères1, d’adresser également un message de réconfort aux personnes traumatisées qui, tel l’enfant de Simone Touseau, veulent oublier leur origine.

Lauréat en 2011 du prix de l’Amitié franco-allemande décerné par le gouvernement de la RFA, Jean-Jacques Delorme-Hoffmann nous a adressé son témoignage poignant, ci-dessous.

Le bébé dans les bras de sa mère tondue n’est pas un bébé ordinaire. Ce bébé est l’un des innombrables enfants2, fruits d’un amour interdit, nés pendant l’occupation allemande en France entre 1940 et 1944. Cet enfant, ç’aurait pu être moi. Chacun des huit cent mille enfants nés dans les pays occupés en Europe pendant cette période aurait pu être celui-là. Cette femme, ç’aurait pu être ma mère. Cette femme pourrait être Belge, Hollandaise, Norvégienne, Luxembourgeoise, Danoise, Polonaise, Italienne… Cet enfant est Français parce que sa mère est Française.

La scène de la photo m’apparaît presque « sereine » par rapport à d’autres clichés autrement plus « virils » pris en d’autres lieux que Chartres. Ici, la tondue est entourée, escortée par une horde majoritairement féminine. Au premier plan, un policier la regarde, hilare. Dans le fond, flotte le drapeau de la République qui symbolise les valeurs de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Quelle saisissante distorsion !

Cette photo qui heurte le regard humaniste, le regard d’une autre époque, d’une autre génération, ne me choque pas. C’est pourquoi j’évoque une certaine sérénité. Est-ce la présence majoritairement féminine qui donne cette impression ? La violence des femmes n’est pas celle des hommes. Que ressentent-elles en accompagnant celle qui est exhibée, stigmatisée ? Voyeurisme ou soif de colporter qu’elles étaient là, qu’elles l’avaient approchée ?

Je suis né de cette violence. Certaines images me sont insupportables. Celle-ci dégage une forme de complaisance. La tondue, au contact physique du policier casqué qui l’escorte, donne l’impression de converser avec ce dernier dans un calme apparent. Simone ne semble pas paniquée. Elle porte fièrement son enfant, celui par qui le scandale est arrivé. Résignée sûrement, blessée par une accusation3 qui la dépasse, elle avance vers une destination et un destin inconnus, avec un calme apparent. Que pourrait-elle entreprendre contre ses accusateurs ? Elle reste digne face à l’adversité, elle assume son amour, le fruit de son amour. Prisonnière de cette horde vengeresse, vivant l’un des pires moments de son existence, au fond d’elle-même, elle est toujours amoureuse du père de son enfant, de leur enfant. C’est sa revanche, son armure, cet amour impossible. Non, elle n’a pas couché avec son fiancé allemand parce qu’il était le vainqueur d’hier, elle l’a tout simplement aimé.

Cette photographie me renvoie à une autre photo de Robert Capa parue en février 2003 dans un journal de télévision. Elle illustrait l’annonce d’un documentaire (Enfants de boches, de Christophe Weber et Olivier Truc) qui m’a fait prendre conscience que je ne devais plus me terrer. Je devais sortir de l’ombre, regagner la lumière pour dire la tête haute : « Oui, je suis… ». Je veux savoir, je veux trouver. Quand cette photo m’était apparue, j’avais ressenti comme une gifle, mes yeux s’étaient embués. Elle représentait une femme tondue prise de profil, vêtue d’une blouse, portant à la main gauche un baluchon et sur le bras droit un enfant, son enfant ! C’était Simone Touseau. Cette mère aurait pu être la mienne ! Nous étions en 2003, j’avais cinquante-neuf ans, je prenais seulement conscience que je n’étais pas seul ! J’avais plein de « petits frères » et de « petites sœurs », alors que je pensais à cet âge avancé de mon existence être le seul dans ma situation.

1957, ma mère venait de donner naissance à une de mes sœurs. La mairie était distante de quelques centaines de mètres. Elle me confia le livret de famille pour que j’aille la faire déclarer. J’ignorais jusqu’à l’existence d’un tel document. Chemin faisant, je l’ouvris. J’apparaissais comme le premier d’une lignée de cinq enfants. Nous portions tous le même patronyme. Cependant, je n’avais pas besoin d’être, à treize ans, un grand spécialiste de l’état-civil pour constater une anomalie. J’étais le seul à bénéficier d’une mention marginale par laquelle j’avais été légitimé à l’âge de quatre ans par « mon père » lors de son mariage avec ma mère.

Le ver venait de pénétrer dans le fruit immature que j’étais. Légitimé, moi, et pas les autres ? Que signifie le mot « légitimé » pour un enfant ne possédant même pas un dictionnaire ? Une seule personne pouvait m’entendre, ma vénérée grand-mère qui m’avait élevé, aimé. Bien sûr, elle « botta en touche », embarrassée sans nul doute, car le mensonge et la dissimulation ne lui ressemblaient guère. Mais que répondre ? Que dire à un enfant qui vient brusquement vous poser une question qui dérange l’ordre établi ? Que dire à un enfant qui essaie de soulever la chape de plomb dissimulant son origine ?

Les années passaient, les différences avec mes sœurs, mon frère, étaient une accumulation d’éléments convergents qui me confortaient vers une autre origine paternelle. Le comportement de celui qui était supposé être mon géniteur me renforçait dans mes soupçons. À dix-sept ans, je me retrouvais, un soir, seul avec ma mère. Après une profonde respiration, je me lançais : « qui est mon vrai père ? » Seconde fuite violente de celle qui me devait la vérité. Elle cria, quitta la pièce en claquant la porte avec un tel fracas qu’en décrivant cette scène, je l’entends encore. Je ne vais pas m’étendre sur la symbolique d’une porte qui se referme aussi violemment. C’était une fin de non-recevoir. Ma déception atteignait des sommets. Néanmoins, elle a eu un effet bénéfique sur ma structuration : je devins un acharné défenseur de la Vérité.

Il m’a fallu attendre l’âge de vingt-trois ans pour oser affronter ma famille prisonnière de ses mensonges. Déterminé, j’étais décidé à ne pas lâcher prise. C’est encore grâce à ma délicieuse grand-mère que j’ai découvert la vérité. Sous la forme d’une enveloppe que ma mère, avant ma naissance, lui avait confiée en lui demandant de la détruire. – « Je n’en ai rien fait car je me doutais qu’un jour, tu voudrais savoir… ». Cette enveloppe contenait plusieurs photographies de ma mère jeune, belle, regardant amoureusement un homme. Pas n’importe quel homme. Un soldat de la Wehrmacht ! L’uniforme me laissa indifférent. À cet instant, une seule chose compta pour moi, j’avais un père et ce père avait un visage. Je fus submergé par une émotion d’une intensité, d’une violence extrême. J’étais heureux. J’aurais pu écrire le mot « fin », c’est le mot « début » que j’inscrivis.

Je devais retrouver mon père. Cette recherche devint ma raison d’être, domina et orienta toute mon existence. Que de portes se sont claquées pendant cette longue quête ! Quarante années d’acharnement, de souffrances et de joies. Mon premier cercle familial, constatant mon acharnement, tenta à plusieurs reprises de me faire renoncer. Invariablement, je répondais : « je veux mourir serein, je dois tout tenter pour partir sans regret ».

Mon géniteur avait un nom et un prénom très communs en Allemagne, un peu comme si j’avais recherché en France un Jean Durand ou Philippe Dupont. Par ailleurs, toutes les villes allemandes avaient été bombardées. Les bâtiments publics avaient été détruits et leurs archives avec. Les premières années, quand j’écrivais, les réponses étaient toutes similaires : « notre fonds d’archives a été entièrement détruit. » En 2003, j’établis le contact avec le réalisateur du documentaire « Enfants de Boches » qui me mit en relation avec les archivistes de la WASt à Berlin. Ce fonds d’archives contient dix-huit millions de fiches de soldats de la Wehrmacht. En 1945, il avait été sauvegardé par l’armée d’occupation française alors que les Américains voulaient le brûler… Mon « Hans Hoffmann » figurait bien dans ce fabuleux trésor, mais comment trouver le bon parmi les cinq mille qui portaient le même patronyme ? Ce fut un travail de titan et de fourmi à la fois. Aidé par un ami et une Allemande, j’ai parcouru l’Alsace, l’Allemagne en ses quatre points cardinaux, l’Autriche et la République tchèque…

En octobre 2006, j’étais sur la bonne trace. Une fois les recoupements effectués, je connaissais enfin le lieu de la sépulture de mon père. Il avait été tué le 24 avril 1945 à Gerstetten et inhumé dans le cimetière de ce village du Bade-Wurtemberg dans le sud-ouest de l’Allemagne. Je pouvais donc envisager de faire le déplacement tant attendu, me recueillir sur sa tombe en y déposant une rose rouge. La chance avait tourné après quarante années. En plus, je découvris un frère et une sœur allemands qui m’accueillirent chaleureusement deux mois après la fin de ma longue quête. C’est en leur compagnie que je suis allé me recueillir sur la tombe de mon père.

Notre origine nous a été reprochée pendant toute notre enfance, notre adolescence et notre vie d’adulte : bâtards de par nos mères dans une France profondément catholique. Ces mères furent bannies par leurs familles et par la société. Nous étions bâtards à cause du contexte historique et de nos deux géniteurs. S’il était mal vu d’être dans les années 1940 l’enfant d’une fille mère, nous avions une circonstance aggravante, celle d’être bien malgré nous des « enfants de Boche », des « enfants maudits », des « enfants de la honte ».

Les terminologies ne manquent pas pour stigmatiser ces enfants nés d’une relation « coupable ». Nous étions une honte aux yeux des gens bien pensants. Nous devions payer pour une origine dont nous n’étions pas responsables. Un enfant peut-il être responsable de son origine ? De ses géniteurs ? Néanmoins, il y a une chose que les « accusateurs » n’ont jamais pu nous voler, c’est le fait que nous avons été des enfants de l’amour. N’est-ce pas cela qui a le plus dérangé ? Nos géniteurs se sont aimés en transgressant tous les interdits, toutes les lois de l’époque. Il leur en aura fallu du courage pour s’aimer ! C’était un crime, le crime d’aimer.

L’enfant fut rarement élevé par sa mère. Dans le meilleur des cas, des grand-mères, des tantes s’en chargèrent. Au pire, ce fut l’Assistance publique. Certains d’entre nous ont bénéficié d’une adoption plénière. Les privilégiés, élevés par une parente, furent bien souvent recueillis par leurs mères après un mariage avec un homme qui n’était pas le géniteur. Ces hommes nous ont légitimés. Nous perdions une seconde fois notre identité. Nous devions « aimer » cet homme comme notre père, comme notre géniteur. Certains le méritèrent. Cependant, j’insiste sur le fait qu’ils furent une infime minorité. C’était notre mère qui les intéressait, nous étions le prix à payer pour que le mariage ait lieu.

Ces photos qui nous renvoient à une période peu glorieuse de notre histoire m’incitent à évoquer les souffrances de nos mères. Celles-ci ne furent pas toujours cohérentes, rationnelles avec nous. Nous leur en avons voulu pour différentes raisons. Néanmoins, nous ne les avons jamais jugées. De quel droit, nous, leurs enfants, aurions-nous jugé des femmes qui avaient subi l’opprobre, la violence de leurs concitoyens ? Elles avaient fui ces lieux d’épouvante pour trouver l’anonymat dans la capitale ou les grandes villes. Pour repartir dans une vie, dans une autre vie, elles ne pouvaient pas nous prendre en charge, car leur passé les aurait poursuivies.

L’épuration ne fut pas la même pour toutes. Certaines protégées ne furent pas inquiétées. Par contre, les autres connurent des situations difficilement supportables et admissibles. Les « moins » stigmatisées furent les tondues. Bien sûr, il s’agit là d’un euphémisme. Ces tondues le furent en place publique, de préférence devant un lieu symbolique : mairie, tribunal… Puis, traînées dans les rues, des lieux d’exaction où une horde hystérique, parfois avinée, leur jetait quolibets, insultes, crachats et obscénités.

Ma mère, qui était enceinte au vu et au su de tous à cette époque, ne connut pas la tonte. « Ils » attendirent ma naissance à Lisieux le 15 octobre 1944 pour l’arrêter, la transférer à Caen et la traduire devant un tribunal d’exception où elle fut condamnée à un an d’emprisonnement ferme et à cinq ans d’indignité nationale pour « collaboration horizontale » (le comble de l’opprobre !). Avant et pendant la guerre, ma mère avait habité et travaillé à Paris comme cuisinière dans une grande famille bourgeoise d’industriels du textile, originaire du nord de la France. Elle y rencontra mon père en 1941. Il était musicien dans l’orchestre du commandant de la place de Paris. Cette liaison se termina le 13 juillet 1944, leur dernière et ultime rencontre. Après la libération de la capitale, elle rejoignit sa Normandie natale pour s’y réfugier…

Les femmes qui ont payé le plus lourd tribut sont celles qui en sont mortes. Fusillées ou, après avoir subi les exactions citées plus haut pour les tondues, jetées dans une rivière où elles se noyèrent sous les rires de la foule devenue folle. L’épuration n’a pas créé une France nouvelle. Ce n’est pas en ayant pratiqué des exactions sur les femmes, en ayant stigmatisé les enfants issus de ces relations, que la France a réussi à évacuer son passé. Bien au contraire, elle a pratiqué le non-dit et la politique de l’autruche. Tout le monde savait, mais tout le monde s’est tu. Seuls les plus vulnérables, les plus modestes, sont tombés. Plusieurs dizaines de milliers de femmes, qui n’avaient pourtant commis aucun crime d’Etat, furent condamnées ou lapidées ou tondues ou violées ou exécutées sommairement.

Au même moment, suprême injustice, les dignitaires de Vichy et leurs exécuteurs de basse besogne, les Papon, Bousquet et autres Touvier, bénéficiaient de protections haut placées. René Bousquet, organisateur de la déportation de milliers de juifs, fut acquitté en 1949 par la Haute cour de justice et dispensé de sa condamnation à l’indignité nationale « pour avoir participé de façon active et soutenue à la résistance contre l’occupant ». En 1957, le Conseil d’État lui rendit sa Légion d’honneur et il fut même amnistié le 17 janvier 1958. Paul Touvier faillit ne jamais être condamné à la réclusion à perpétuité pour crime contre l’humanité. Quant à Maurice Papon, reconnu coupable en 1998 de complicité de crime contre l’humanité, il est mort tranquillement dans son lit…

Il importe effectivement de révéler la différence de traitement entre les femmes – d’origine modeste pour la très grande majorité d’entre elles – qui ont été châtiées et les « collaborateurs à la Légion d’honneur » qui ont vécu et sont morts en honorables « patriotes ». Dans le même registre, on m’a raconté plusieurs histoires de ces filles de bonnes familles, enceintes de soldats allemands, envoyées dans des institutions suisses où elles demeuraient tout le temps de leur grossesse. Après l’accouchement, elles rentraient avec le bébé à qui l’on donnait une origine diverse, ou bien elles revenaient seules… L’histoire la plus terrible m’a été rapportée par un de ces enfants, rejeton d’une famille de la vieille noblesse. La femme du notable se retrouva enceinte d’un Allemand. À peine né, l’enfant fut « donné » au couple gardien du domaine. Comme le notable était le maire de la commune, il lui fut très facile de composer l’état-civil du nouveau-né à partir du nom du gardien…

La Libération n’est pas seulement celle décrite dans les manuels scolaires. Elle a une face cachée beaucoup moins glorieuse. Nous ne devons plus nous voiler la face et regarder cette autre vérité pour mieux la disséquer, la digérer. En lisant ces lignes, vous pensez que je parle d’un temps révolu. Que nenni ! Je me dois de vous rapporter la déclaration d’un homme politique français lors de l’inauguration du lycée professionnel Jean-Moulin (nom hautement symbolique de la vraie Résistance à l’ennemi intérieur) à Béziers le 11 février 2008 :

« Il existe aujourd’hui une mode qui consiste à protester contre les résistants qui tondaient les femmes qui avaient couché avec les Allemands pendant l’occupation. Elles ne pouvaient pas coucher avec les résistants ? Vous croyez que je vais pleurnicher parce qu’on leur a coupé les cheveux ? Mais c’était gentil ! On aurait pu les fusiller… ». C’est tellement monstrueux que je me garderai bien de faire un commentaire supplémentaire4

De l’homme blessé que je fus jusqu’en 2003 est sorti un militant de notre cause. Pourquoi militant ? J’ai collecté quelque quatre cents témoignages d’hommes, de femmes ayant mon origine. À quelques exceptions près, tous sont l’expression d’une grande souffrance, d’une immense détresse. Certains d’entre nous ont choisi le suicide, d’autres vivent sous camisole chimique avec alternance de cures de sommeil. Ceux qui s’en sortent le mieux sont passés pour l’essentiel par des thérapies.

Ma conclusion va être en totale opposition. Il y a parmi nous les « nantis » qui ont retrouvé la trace de leur géniteur. Les plus chanceux ont pu rencontrer leur père ou être accueillis par une famille allemande chaleureuse et, depuis peu, accéder à la nationalité allemande. Pour ceux-là, les deux moitiés sont enfin en parfaite osmose, nous sommes devenus des Franco-allemands. Je tiens au passage à remercier officiellement les autorités allemandes d’avoir eu le courage politique d’une telle décision5.

Hélas, cette catégorie représente une infime minorité (environ 20% des recherches entreprises). Pour tous les autres, les chances de vivre une issue heureuse est aléatoire. Non pas à cause d’un manque de motivation ou de soutien de notre part, mais à cause du déficit de renseignements comme les nom et prénom, le lieu de naissance ou de résidence de leurs pères. En plus, certaines de nos mères ont fait le choix d’emporter dans la tombe ces précieux sésames qui nous auraient permis de progresser, de retrouver l’autre. Ces hommes et ces femmes « unijambistes » doivent donc affronter une autre violence, une de plus, dans une vie déjà marquée par le mépris. Dès lors, comment pourraient-ils mourir sereins ?

Nous, les enfants nés de mère française et de père allemand de la Seconde Guerre mondiale, avons une origine commune. Nos vies ont été empreintes de ce bagage génétique qui a conditionné beaucoup de nos actions, car nous étions dans le déni identitaire permanent. Tout, y compris la langue, nous était inaccessible. Contrairement à un enfant de couleur qui porte sur lui son origine, sur notre front n’est pas inscrit le mot : « Boche ». Jeune homme, j’allais facilement « vers l’autre ». Naïf, je pensais à chaque fois m’en faire un ami. Ami bien superficiel qui prenait ses distances quand je lui révélais ma véritable origine.

J’avais donc fini par ne plus en parler aux autres. C’était mon secret, mais jamais mon fardeau. Par contre, j’ai vécu avec la motivation obsessionnelle pour puiser le courage indispensable afin de retrouver le chaînon manquant. Celui, celle qui veut retrouver ! Celui, celle qui ne veut pas retrouver ! Là est toute la question, la clef de notre volonté à vouloir transcender tout ce qui aura pourri, freiné notre développement psychologique et identitaire. Je sais maintenant pourquoi je répondais invariablement : « je veux mourir serein ». C’était en réalité le chemin que je devais parcourir pour enfin achever cette indispensable résilience. Je dis souvent aux personnes indécises qui me contactent : « si vous entreprenez votre recherche et qu’elle n’aboutit pas pour plein de raisons, vous serez malgré tout en paix avec vous-même car vous aurez tout tenté. Si vous ne tentez pas, vous risquez de le regretter, mais là il sera trop tard ! »

La peur de chercher est évidente. Elle nous renvoie à notre origine, aux souffrances endurées. N’oublions pas que nous avons été élevés dans la HAINE du Boche. Notre autre moitié ! En outre, chercher est une chose, retrouver en est une autre. Qui allons-nous retrouver ? Ce père souvent idéalisé par l’enfant en quête du référent ne serait-il pas un horrible nazi, un monstrueux SS ? Ce à quoi je réponds invariablement : « Nous ne sommes pas responsables de nos géniteurs, nous ne sommes pas responsables de ce qu’ils ont fait. »

Á celle, à celui qui m’aura lu, je veux lui délivrer un message d’espoir. J’ai su à vingt-trois ans, j’ai retrouvé à soixante-deux, j’ai obtenu la nationalité allemande à soixante-cinq ans. Je suis enfin moi-même, celui que j’aurais toujours dû être : un Franco-allemand bien dans sa double appartenance. Nous ne sommes ni coupables, ni responsables, seulement des victimes collatérales de la guerre. Des victimes de l’amour.

1 Jean-Jacques Delorme soutient que, parmi les femmes violentées à la Libération, celles qui furent uniquement tondues furent les « moins punies ». Moins punies que les femmes condamnées à des peines de prison et/ou d’indignité nationale. Ou encore que celles exécutées sommairement durant l’été 1944. Au moins quatre cent cinquante-quatre cas ont été recensés en France. Françoise Leclerc et Michèle Weindling, op. cit.

2 Entre cent mille et deux cent mille enfants sont nés en France d’une mère française et d’un père allemand, plus vingt mille enfants en Belgique, quinze mille aux Pays-Bas, douze mille en Norvège et huit mille au Danemark, d’après la sociologue norvégienne Ingvill Mochmann.

3 Parmi toutes les femmes inquiétées au cours de l’épuration, les tondues furent les « moins punies ». Une autre catégorie recouvre les femmes condamnées à des peines de prison et/ou d’indignité nationale. Le dernier sous-ensemble concerne les femmes exécutées sommairement ou après une décision de justice. Au moins quatre cent cinquante-quatre cas ont été recensés rien qu’en France.

4 Un autre « enfant de Boche », Christian Trabé, a porté plainte en mai 2008 contre l’auteur de cette saillie en invoquant le délit d’injure publique envers la mémoire des morts. À ce propos, il nous a adressé la lettre suivante : « …Quel être humain pourrait accepter l’idée aussi monstrueuse que sa mère pour la seule raison qu’elle a aimé son père aurait pu mériter la mort ? Ou encore que le traitement barbare qu’elle a subi, au mépris le plus total des droits fondamentaux attachés à la personne humaine, soit légitimé et même exalté ? Or, la barbarie, c’est le mal absolu, le mal radical. Était-il nécessaire et utile au débat public, alors que les passions s’étaient apaisées et que la France et l’Allemagne s’étaient réconciliées dans le cadre d’une Europe unie, de raviver et perpétuer la haine contre ces femmes, en les traitant comme des « sous-femmes » ? ; ou encore de raviver leurs souffrances et celles de leurs enfants, ou de porter atteinte à leur mémoire ? Nul n’a le droit d’injurier des vies brisées, des enfances volées et des situations dans lesquelles l’amour et la douleur se sont trouvées intimement mêlés. Se prétendre du camp des héros ne donne pas le droit d’insulter des victimes. Plus de soixante ans après, il y a prescription de la « passion déraisonnable et débridée » pour laisser la place à un débat serein sur l’Histoire. Aujourd’hui, comment puis-je m’opposer à ces « éructations guerrières » ? Tout d’abord, en faisant entrer dans l’Histoire, tout en leur réitérant mon affectueuse reconnaissance, tous ces justes parmi les Français qui, durant mon enfance, m’ont communiqué le désir de vivre, puis m’ont aidé à construire ma vie et appris l’humanité. Ensuite, puisque l’auteur de ces propos a maintenant rejoint le « théâtre des ombres », en imaginant qu’il y rencontrera ma mère et ces femmes moralement massacrées, et qu’il entamera avec elles un véritable dialogue. »

5 Une mesure dérogatoire a été prise par le ministère de l’Intérieur allemand en février 2009 qui octroie l’accès à la nationalité allemande aux « enfants de la guerre français », sur présentation de justificatifs. Jean-Jacques Delorme se tient à la disposition des personnes concernées qui souhaiteraient faire cette demande. Contact : 48 promenade Maréchal-Leclerc, 06500 Menton.

Une Réponse to “Jean-Jacques Delorme-Hoffmann, « enfant de Boche »”

  1. Tout mon respect, Monsieur, pour votre action et pour ces lignes si vraies qui réhabilitent la mémoire des victimes que vos mères et vous-mêmes avez été dans un contexte de folie et de haine inqualifiables et inacceptables pour tout être humain qui se respecte.

    Qu’enfin les langues se délient, que notre pays face publiquement amande honorable en reconnaissant l’injustice de l’ignominie qui vous a été faite durant toutes ces années, et en vous demandant pardon pour toutes ces vies détruites, pour toutes cette souffrance.

    Je suis enseignante, j’ai 43 ans, et à l’heure où l’on enseigne aux enfants le devoir de Mémoire, cela me semble inévitable de lever le voile sur ce que je qualifierais comme la page la plus noire de la Libération.

    Mais visiblement, le tabou demeure dans la sphère politique.

    Merci à vous de briser ce silence, afin que quoi qu’il arrive, de telles horreurs ne se reproduisent plus jamais, afin aussi de construire avec nos enfants un monde de tolérance et de paix.

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